Sous le coup d’un deuil

23 février 2022

Lucien Depresles disparu, le comité local de l’ANACR Meillard-Le Montet vient de perdre son Président d’Honneur, et bien plus encore.

Hommages et drapeaux, Besson, Bresnay, Meillard, Cressanges ou Treban, Buxières et Hérisson… Depuis des années la longue litanie de ceux qui nous quittent n’a de cesse de se prolonger ; et ce serait faire offense à chacun que d’établir une hiérarchie dans l’importance des pertes. Celles et ceux qui nous ont quittés sont toutes et tous aussi irremplaçables ; ils sont tous partis en nous laissant dans la peine en emportant avec eux de nombreuses pièces du puzzle de la mémoire.

Triste et fatale habitude, à chaque fois, nous nous sentons tous un peu coupables de n’avoir pas passé assez de temps avec eux, de ne pas les avoir suffisamment mis à la question de notre curiosité… Cette malédiction de l’imperfection du souvenir transmis rend la douleur fatale. Mais il ne peut en être autrement.

Alors accommodons nous de l’héritage qu’ils nous laissent en tentant d’en être dignes.

L’association a l’âge de ses adhérents

Avec Lucien Depresles qui nous quitte, c’est une pièce maîtresse de la charpente de notre association qui disparait. Présent depuis son origine, et même bien avant dans la lutte dont l’idéal de la Résistance mobilisait les combattants, Lucien a connu tous les âges de la vie de l’ANACR. De l’Amicale des Anciens FTPF formée le 2 mars 1945 avant même que la guerre ne soit terminée, à l’insistance de Pierre Villon au congrès de Villejuif en 1952 pour que l’ANACR accueille l’ensemble des formations et réseaux pour devenir l’Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance Française (fondée par les anciens F.F.I-F.T.P.F.), pour faire l’Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance (ANACR) en 1956 puis s’ouvrir aux Ami(e)s de la Résistance au congrès de Limoges en octobre 2006 ; notre association a vécu comme tous les corps vivants en grandissant, en murissant au fil des ans.

Localement, Lucien Depresles, avec tous ses camarades du comité de Meillard-Le Montet a conduit notre association sur le chemin de ces évolutions. Bien sûr, ici, la grande pluralité des parties de l’association n’était guère lisible, puisque l’organisation émanait d’une résistance fondée sur les bases d’engagements politiques et syndicaux resserrés autour du Parti Communiste Français avec le « Front national de Lutte pour la Libération et l’Indépendance de la France », de son organisation clandestine, de ses organisations de jeunes et de femmes.

Participant à la direction départementale de l’ANACR, mais aussi de la FNDIRP et de l’AFMD, Lucien n’a jamais ménagé ses efforts pour faire vivre la mémoire de la Résistance et de la Déportation qui lui avait ravi sa mère…

L’association a l’âge de ses adhérents ; mais, pour peu que le recrutement soit une préoccupation de tous les instants, le renouvellement de l’effectif conjure le vieillissement inéluctable de ses membres. Il maintient l’organisation dans l’âge mûr de son efficacité au travail, ni trop démunie avec des novices qui côtoient des anciens riches d’expérience, ni trop enkystée dans la routine en répondant aux attentes des plus jeunes qui aident à dépoussiérer des pratiques anciennes.

Le monde et les temps changent.

Il y avait aussi dans la pratique de Lucien cette forme de transversalité qui fait la cohérence d’un engagement quand tous les combats se nourrissent de convictions plus que d’intérêts.

L’émancipation populaire, la justice et le progrès social, le travail et le bien public… Lucien, élu comme Jean-Baptiste Bidet à Treban ou Robert Deternes à Tronget était de cette génération de la reconstruction ouvrière de la république, et qui avait le programme du Conseil National de la Résistance en livre de chevet pour ouvrir aux générations suivantes le calendrier des « Jours Heureux ».

Le temps a fait passer cette génération dont le témoignage direct est irremplaçable. Désormais nous entrons dans une nouvelle ère ; nous passons sur un autre versant qui préfigure le prochain passage de relai dans la mission de la préservation et de la valorisation du patrimoine mémoriel de la Résistance entre ceux qui ont côtoyé les « grands témoins » et la génération de ceux qui ne les auront connus qu’au travers du récit. Si la mission reste la même, les voies et moyens de son accomplissement devront s’adapter, ne serait-ce qu’intégrer leur absence et en compenser la perte.

Préserver

C’est l’univers des faits.

Il n’est désormais plus possible de recourir à la sollicitation des souvenirs dont l’expression directe des acteurs permettait tous les ajustements dans les échanges et les confrontations ; il faut maintenant en durcir les traces, les rassembler, les organiser, les mettre en forme, les objectiver. C’est ce qui nous fait passer de la mémoire à l’histoire dont le récit va fixer la connaissance à partager. Jadis l’écrit avait détrôné la transmission orale trop sujette aux interprétations transformatrices. Maintenant les supports se sont beaucoup diversifiés avec l’intégration des images et du son… L’ère du numérique a également ouvert de nouveaux horizons. Mais l’usage des différents « possibles » du moment ne doit pas faire oublier la nécessité de garantir la conservation dans le temps en adaptant constamment les supports.

Valoriser

C’est l’univers du sens.

Le second volet de la mission est sans doute le plus fragile et le plus délicat à mettre en œuvre. Il porte sur l’engagement et les valeurs qui le forgeaient. Il s’agit là du parti pris assumé de la continuité d’un combat dont les objectifs transcendent le temps. Les idées portées par la Résistance, la démocratie, les libertés politiques, les droits de l’homme, l’étaient à l’époque dans un contexte de reconquête face à l’adversité de la déferlante nazie et fasciste et des collaborationnistes qui l’accompagnaient. La victoire acquise à la Libération n’exonère pas pour autant de les défendre après et de les promouvoir dans de nouveaux contextes. C’est là que se construit la valorisation du patrimoine mémoriel de la Résistance exigeant de ceux qui en revendiquent l’héritage un engagement de même nature mis à jour au présent.

Animer et/ou conduire

C’est l’univers des acteurs.

Au-delà des personnes, c’est l’action qui compte et la mobilisation nécessaire à sa pérennité.

Pendant tout un demi-siècle d’après guerre l’équipe de l’ANACR est restée solide comme l’avait été la compagnie des Résistants. Certains plus discrets que d’autres mais tous unis par la même camaraderie.

Lucien a su assurer le passage du relai générationnel, un processus de première importance pour lui. Je me souviens de ses sollicitations pressantes que j’avais longtemps repoussées tant que l’association comptait une grande majorité d’anciens Résistants et qu’il était important de poursuivre encore le temps du compagnonnage indispensable à l’imprégnation des connaissances. C’est aussi le temps passé en parallèle qui permet de saisir au mieux ce qui peut bouger et ce qui doit rester, ce qui fait une transition en « haute fidélité » pour changer le monde sans changer de monde.

Entrer dans le monde d’après

« C’est avec la mort que commence l’immortalité »
Maximilien Robespierre

Paradoxale de prime abord, la maxime de Robespierre n’en est pas moins frappée au coin du bon sens. La mémoire ne cesse de ricocher en répliquant dans de nouvelles éclaboussures ce qui avait produit les faits et gestes d’une vie. La mémoire des hommes ne se propage guère autrement qu’au travers de la vie d’autres hommes qui vont laisser des traces, jalonnant indéfiniment le parcours des suivants.

Certains en ont fait des parcours de croyance.

Quant à nous, l’entretien et la transmission du patrimoine mémoriel de la Résistance nous invite à en faire un parcours de connaissance.

Chaque génération devra s’appliquer à conjuguer savoir, savoir-faire et savoir-être en ajoutant à l’outillage de ses prédécesseurs l’appareillage utile à l’accès de la suivante.

Monuments et commémorations, publications, manifestations, actions pédagogique, activités communes, présence numérique… toutes les formes accessibles doivent être exploitées et des démarches nouvelles entreprises en mobilisant de nouveaux acteurs sans s’interdire d’enrichir le cadre associatif de notre action dans des dispositifs plus ouverts et coopératifs.

C’est au pied de ce mur que nous sommes attendus en maçons de l’avenir de l’ANACR, en pensant toujours à Lucien et à tous les autres.

Daniel Levieux
Le 22-02-2022